RECOLLECTION DES PRETRES DU DIOCESE CATHOLIQUE DE BYUMBA (Le 26 mars 2018)
Predicateur: Père Damien DUFITIMANA
Thème: LE SACRIFICE DU CHRIST ET LA MISSION PROPHETIQUE DU PRETRE : LE TRIPLE DEFI TEMPOREL, SPACIAL ET VICARIAL DU MINISTERE SACERDOTAL AUJOURD’HUI
Introduction
L’Epître aux Hébreux fait dire au Christ entrant dans le monde, les paroles du psaume 40 : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni holocauste ; mais tu m’as façonné un corps (…) Alors j’ai dit : « Voici, je viens pour faire ta volonté. » (He 10, 5) Ce texte laisse voir que toute la vie du Christ est un sacrifice, une offrande libre de lui-même au Père, dans une parfaite communion de volonté avec lui. Le Christ ne fuit pas le réel. Il mène sa vie de tous les jours comme tout homme, en l’assumant pleinement. C’est en assumant pleinement cette vie qu’il se donne pour la vie des hommes et des femmes de son temps en s’opposant aux lois religieuses injustes qui oppriment l’homme. La dernière cène où il s’offre en nourriture et breuvage et sa mort sur la croix deviennent donc une traduction cultuelle de cette vie entièrement donnée. Dans cette optique, le Christ apporte une nouveauté par rapport aux sacrifices de l’Ancienne Alliance : l’identité entre le prêtre et la victime. Le prêtre, ce député du Christ auprès de son peuple, s’il veut emboiter le pas de son Maître, ne doit en aucun cas se refuser l’auto-donation à laquelle il est sans cesse appelé pour le salut du monde. « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre combat contre le péché… », avertit l’auteur de la lettre aux Hébreux (12, 4). Le message de la croix a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Et le prêtre, cet ‘autre Christ’ par consécration, est-il conscient de sa vocation prophétique que tout bien exige du sacrifice jusqu’au sang avec l’espérance que donne l’amour partagé… ?
Dans cette humble méditation, il sera, dans un premier temps, question d’exalter la détermination du Christ, ce prophète qui sacrifie tout jusqu’à sa propre vie pour le bien du monde entier. Et, en second lieu, l’on verra le triple défi temporel, spatial et vicarial de la vocation sacerdotale comme pour montrer combien il est exigeant pour le prêtre aujourd’hui de réactualiser la face du Christ, porteuse de la misère du monde dans le combat pour la justice et la vérité.
I. Sacrifice du Christ comme mission accomplie du prophète
1. Jésus prophète assassiné
Etymologiquement, le mot français “prophète” est un mot composé, dérivé du grec et formé d’une préposition (pro) et d’un nom d’agent (phètès), lui-même dérivé d’une racine qui signifie “dire”. En grec, la proposition pro a trois sens principaux à savoir temporel: avant; spatial: devant; etvicarial, ou de substitution: au nom de. [1]
Par certains au moins, Jésus a été reconnu comme prophète : en lui on a perçu que se disait l’actualité de Dieu dans le présent et pour le présent, à la fois comme bonne nouvelle et comme mise en cause de tout ce qui se manifestait comme contraire à l’appel de Dieu. Rappelant le sens de l’alliance et ses exigences, sa parole est aussi un jugement sur le présent. Comme prophète, Jésus ne prêche pas une nouvelle religion : il cherche à restaurer ou à rétablir dans sa vérité l’image de Dieu déformée au sein de la société et de l’institution religieuse de son temps. Il le fait en prenant appui à la fois sur l’Ecriture et sur l’autorité de sa propre foi : « Vous avez appris…moi je vous dis… ». Et comme prophète, en raison de sa liberté, Jésus a provoqué l’opposition et le conflit. Cela a soulevé un débat : vrai ou faux prophète ?
Comme c’est presque toujours le cas pour les prophètes, parce qu’ils dérangent, Jésus suscite l’opposition : à la synagogue quand il guérit l’homme à la main paralysée, on murmure contre lui. Et face à cette opposition, Jésus lui-même durcit sa parole et contre-attaque par des paraboles elles-mêmes très dures, comme la parabole des vignerons homicides (Mc 12, 1-8). Ces paraboles si dures qu’elles soient ne visent à condamner : elles sont comme un cri presque désespéré, qui cherche à faire comprendre, à placer les opposants devant leur propre conscience et le sens même de leur foi en Dieu, dans l’espoir qu’ils puissent enfin percevoir qu’ils font fausse route. « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes…et vous n’avez pas voulu ! » (Mt 23, 37).
De la même manière, le geste de Jésus au Temple, lorsqu’il chasse les vendeurs (Mc 11, 15-17), loin d’être une provocation plus ou moins suicidaire, ce geste se veut plutôt un appel à la foi. Le Temple, lieu par excellence de la communauté rassemblée par Dieu, et qui est appelé à être le lieu d’accueil et de rencontre des nations, est devenu en fait un lieu d’exclusion ; les pauvres, les pécheurs, les païens sont maintenus à l’écart comme s’ils étaient loin de Dieu. De plus le Temple est devenu le centre d’exploitation économique du peuple par les prêtres. Jésus en appelle à la sainteté du Temple et à la dignité des pauvres au nom de la bonté de Dieu pour tous. Mais ici encore, il n’est pas entendu. Oui, tant de leaders politiques, de militants syndicaux, de religieux, de journalistes, partout dans le monde, parce qu’ils sont des hommes libres, parce qu’ils ont pris le parti de la justice et de la liberté et parce qu’ils dérangent, sont rejetés, persécutés, assassinés. Lorsque le système se sent menacé – le système politique, le système économique, le système religieux -, lorsque ceux qui profitent du système ou y sont bien installés sentent que leurs privilèges et leur pouvoir sont menacés, la réaction est souvent brutale : répression, violence, élimination par le meurtre.
2. Jésus condamné par l’alliance des pouvoirs et des intérêts
Jésus n’échappe pas à la destinée des prophètes. Il a été condamné par l’alliance qui s’est établie entre les chefs religieux d’Israël, c’est-à-dire les prêtres et le parti des sadducéens, le pouvoir politique juif, représenté par Hérode, et le pouvoir politique et militaire romain, représenté par Pilate. En ce sens, la condamnation de Jésus n’est pas une lamentable erreur judiciaire : elle correspond à une dramatique sociétale bien organisée. Jésus n’a pas été condamné par le peuple juif, comme l’a trop souvent dit la tradition chrétienne, peuple accusé d’être un « peuple déicide », ce qui a ainsi largement contribué à la haine des Juifs et a alimenté les sentiments et les pratiques antisémites. Jésus a été condamné par l’alliance de tous ceux dont les intérêts et les privilèges étaient mis en cause.[2] Quant à la foule toujours versatile et manipulable, elle n’a fait que se rallier au jeu meurtrier du pouvoir. Le populisme est puissant et il peut être meurtrier.
3. L’affrontement libre à la mort
Le salut au prix du sang d’un innocent, est-il concevable ? Dieu n’aurait-il pas pu emprunter d’autres voies de salut que de sacrifier son Fils unique ? Oui, la mort n’a jamais été un bien en soi si ce n’était pour un bien supérieur ; d’où le sacrifice. Raison pour laquelle Jésus l’affronte tout bouleversé en tant qu’humain mais avec sérénité et détermination d’âme en tant que Dieu car ce ne sera que par sa mort et sa résurrection que le salut promis soit une réalité. Le prophète Jérémie y avait jadis fait allusion en ces termes : « Voici venir des jours, déclare le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une Alliance nouvelle. » (cf. Lectures du 5ème Dimanche de Carême, B). Ces jours sont arrivés avec Jésus par qui s’opère ce renouvellement. Oui, conscient de sa mort imminente pour accomplir sa mission, Jésus n’est donc ni un fanatique suicidaire, ni un pervers masochiste, il affronte librement sa mort afin que l’humanité pécheresse en soit délivrée à jamais, comme à son vivant il n’a cessé de soulager les souffrances physiques et morales de ceux qu’il rencontrait. C’est en d’autres façons redonner sens et valeur à la vie, destinée à prendre fin ici-bas mais pour s’éterniser dans l’au-delà. Et ainsi il y invite ses disciples en ces termes : Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s’en détache en ce monde la garde pour la vie éternelle[3]. Quelle portée donner à ces mots d’invitation au sacrifice ? On peut comprendre ces paroles de deux manières : la première, « celui qui aime sa vie la perd » ; càd, si nous aimons véritablement la vie, n’hésitons pas de la perdre ; si nous voulons obtenir la vie, qui est en Jésus-Christ, ne craignons pas de souffrir la mort pour lui. Ou bien, « celui qui aime sa vie la perdra », comme s’il nous disait : Ne vous attachez pas à votre vie d’ici-bas, pour ne point la perdre dans la vie éternelle. Et comme cette obligation de haïr sa vie, son âme pouvait paraître bien dure, le Sauveur adoucit cette dure obligation en ajoutant : « en ce monde », paroles qui annoncent la brièveté de l’épreuve. Il est à noter ici que Jésus ne nous commande pas de haïr notre vie pour toujours comme font les suicidaires, raison pour laquelle il nous fait savoir quel sera le prix de ce sacrifice : « Il la concevra pour la vie éternelle. » (Jn 12, 25)
Oui les évangiles manifestent que Jésus pressent la menace qui pèse sur lui : la décision prise par les autorités juives de le faire mourir s’impose à lui comme une évidence. Les signes de cette menace autour de lui sont multiples, et il parle à ses disciples qui ne comprennent pas et qui sont envahis par la peur (Mc 10, 32-33). Jésus aurait pu fuir, il aurait pu décider de se taire et de se ranger, de ne pas monter à Jérusalem. Mais, par là, il aurait renoncé à ses convictions les plus profondes, en cédant à la peur. Il se serait mis en contradiction avec lui-même, il se serait renié. Ses disciples pris par la peur cherchent à le dissuader d’aller à Jérusalem, mais Jésus s’impose.
L’affrontement à la mort a cependant été pour Jésus une dure épreuve. Comme le dit Michael Amaladoss, Jésus « n’est que trop conscient ‘que l’esprit est ardent, mais que la chair est faible’ (Mt 26, 41)[4] ». C’est pourquoi il prie. Le récit de la prière au Jardin des Oliviers témoigne de cette lutte intérieure : « Abba, Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe ! Pourtant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc 14, 36). En écho, ce sont les mots de la lettre aux Hébreux disant que Jésus adressa à Dieu « prières et supplications avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort » (He 5, 7). L’évangile de Marc nous invite paradoxalement à reconnaître dans ce crucifié, cet homme méprisé et apparemment maudit, le Fils de Dieu. Le centurion qui s’écrie devant la croix : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! » (Mc 17, 39), nous représente tous. C’est comme il nous disait ceci : ne cherchons pas la figure du Fils de Dieu, ou encore les signes ou les preuves de cette filiation divine, dans des événements extraordinaires et exceptionnels comme les miracles. Le signe principal est cette fidélité de Jésus jusqu’au bout, le don total de lui-même.[5]
4. Le sens de la mort de Jésus
Jésus n’est pas mort n’importe comment ; il n’est pas mort de vieillesse ou de maladie. Sa mort est l’aboutissement d’une vie libre et risquée ; elle est la mort d’un prophète. Pour comprendre le sens de la mort de Jésus sur la croix, nous avons besoin d’un double regard : le regard humain et le regard de foi.[6]
Au regard humain, la mort de Jésus a un sens, elle n’est pas un événement absurde. Elle est la mort d’un prophète. A ce titre, ce qui se dit de la mort de Jésus peut aussi se dire de la mort d’autres prophètes en tant qu’ils sont symbole d’humanité. Mais il ya aussi le regard de foi si nous reconnaissons que Jésus est le Fils de Dieu, envoyé pour mettre en lumière le péché du monde. A en croire, Jean dit de Jésus qu’il est « l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde » (Jn 1, 29). Pour les croyants, en effet, ce qui se joue dans la mort de Jésus, ce n’est pas d’abord le conflit entre Jésus et les autorités juives, encore moins le conflit entre Jésus le Fils de Dieu et le peuple juif. Ce conflit local est, en effet, révélateur d’une réalité conflictuelle universelle. Fondamentalement, la croix est une expression historique concrète du conflit entre la vérité et le mensonge, entre la justice et la violence meurtrière de notre monde. La croix de Jésus, comme la mort de tout juste, dévoile le mal qui habite notre monde.
5. La fécondité de la mort du prophète
Le destin de Jésus, comme celui des prophètes, ne s’arrête cependant pas à sa mort. La mort du prophète n’est pas le dernier mot de son histoire. Lorsque le prophète est assassiné, les puissants semblent avoir raison. Mais l’histoire leur donne tort. Socrate est mort il y a deux mille quatre cents ans (en 399 av. JC). Qui a présidé le tribunal qui l’a condamné à boire la coupe de poison ? Personne ne le sait. Socrate reste cependant présent et de quelque manière vivant dans la mémoire de l’humanité.[7] Il en va de même pour de grands mouvements collectifs. Les ouvriers industriels, les prolétaires qui, au XIXè siècle, ont commencé à s’organiser pour créer des caisses mutuelles de soutien et de résistance, qui ont pris l’initiative des premières grèves, n’avaient apparemment aucune chance contre la puissance du premier capitalisme industriel impitoyable. Mais c’est eux qui avaient raison. Certains d’entre eux ont été abattus ; la plupart d’entre eux n’ont pas vu les résultats de leurs luttes. Mais c’est à eux que nos sociétés doivent les législations sur le travail et la sécurité sociale. Oui les progrès de l’humanité sont le fruit du sacrifice des prophètes, les grands et les petits, les connus et les innombrables inconnus. Et des innombrables martyrs. Leur engagement et leur sacrifice sont féconds. Jésus s’inscrit lui-même dans cette dynamique de fécondité pour dire que la croix n’est pas la fin de son histoire. Face à la croix, les autorités religieuses semblent bien avoir raison et triomphent : Dieu est de leur côté selon toutes les apparences. Les disciples se dispersent : leur espérance à ce moment-là est morte. Pourtant peu de temps après, ces disciples reprennent ensemble l’initiative : la foi qui habitait Jésus n’est pas morte ; eux-mêmes en vivent et en témoignent. Ils annoncent que Jésus vit, qu’il est ressuscité. Et ce témoignage est fort.
De ce double événement : sacrifice et glorification, une telle interrogation de dégagerait quand il faut évaluer le rôle et la place du prêtre dans l’actualisation de la mission du Christ, en tant que ses ministres, de renouveler le monde de par leur vie: jusqu’à quel niveau le prêtre est-il prêt à se sacrifier à cause du Christ et pour le salut du monde aujourd’hui?
II. Le triple défi temporel, spatial et vicarial du ministère sacerdotal aujourd’hui
Le prêtre est indéniablement le prophète du Christ. En effet, le Catéchisme de l’Eglise catholique enseigne que l’onction du saint chrême, huile parfumée, consacrée par l’évêque, signifie le don de l’Esprit Saint au baptisé. Ainsi, devenu chrétien, c’est-à-dire “oint” de l’Esprit Saint, le baptisé est incorporé au Christ qui est prêtre, prophète et roi (CEC 1241). A l’ordination sacerdotale, l’onction est réitérée.
De ces considérations, on constate que le ministère prophétique ne disparaît pas avec l’ancienne alliance, mais qu’elle continue dans la nouvelle. La préoccupation qui reste est de savoir en quoi le prophétisme sacerdotal, est-il proche de celui de son maître. Car, c’est en vivant chaque jour les exigences évangéliques, que le prêtre est appelé à prophétiser. En agissant ainsi, il se démarque de la vie habituelle dans le monde et amène les autres à s’interroger sur le sens de leur vie, le sens que Jésus seul donne. Le prête étant homme, donc limité, le prophétisme sacerdotale a ses défis. Comme le mot prophète recouvre trois sens (temporel, spatial et vicarial), les défis eux aussi se présentent à trois niveaux.
1. Le défi temporel de la peur et de la mondanité spirituelle
Les prophètes étant ceux qui ont dit d’avance, qui ont prédit les événements à venir et, d’une manière toute particulière, la venue du Messie et les différents traits de sa mission, comme le Messie est venu cela ne dit pas que le prêtre a achevé sa tâche. Le prêtre, prophète d’aujourd’hui, doit prédire un monde meilleur. Mais son défi majeur peut être « la peur ».Il a peur d’être persécuté comme le prophète Jérémie. Parfois devant l’injustice il se tait. Devant les violences, les lois contre la vie, l’avortement et autres il se tait. Et pourtant un prêtre peureux est un prêtre raté ! En Kirundi, un consacré y compris le prêtre est dit : Uwihebeye Imana ! Comme un « abandonné à Dieu » !
En outre, la crise culturelle moderne cause à la foi chrétienne un défi menaçant non seulement l’Eglise et ses membres mais aussi le monde entier. Ce défi le Pape François l’appelle « la mondanité spirituelle ». De quoi s’agit-il ? Pour le pape François, la mondanité spirituelle est cette attitude de se cacher « derrières les apparences de la religiosité et même d’amour de l’Eglise », mais pour « rechercher, au lieu de la gloire du Seigneur, la gloire humaine et le bien-être personnel »[8]. Celle-ci constitue une des menaces contre l’Eglise, car si elle l’envahissait, « elle serait infiniment plus désastreuse qu’une quelconque autre mondanité simplement morale »[9].
Pour le pape François, en effet, cette mondanité se nourrit de deux motivations étroitement liées. D’une part, le Pape note « l’attrait du gnosticisme, une foi renfermé dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou une série de raisonnements et de connaissances que l’on considère comme pouvant réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive renfermé dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments et convictions »[10]. D’autre part, il distingue « le néo-pélagianisme autoréférentiel de ceux qui, en définitive, font confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au passé »[11]. Ce défi chez le prêtre a pour danger d’une pastorale anthropocentrique où la personnalité d’un seul, le prêtre vient comme pour cacher et remplacer toute l’Eglise, alors qu’un seul arbre n’est ni ne cache la forêt !
Ce défi peut se manifester également par la vanité de certains pasteurs pour qui « les signes et les titres honorifiques deviennent le premier objectif» ou le goût du pouvoir de la part de ceux qui utilisent l’Eglise pour faire carrière avec une « psychologie de prince ». Mais ce narcissisme peut aussi s’exprimer par des attitudes plus raffinées. Ainsi la recherche de soi peut-elle se camoufler sous l’apparence du bien et de la haute spiritualité. Le pape vilipende certains agents pastoraux qui sont emportés par la fièvre de l’activisme, grisés par la fasciation du pouvoir et du succès ou devenus de simples managers chargés de statistiques et servant moins le Peuple de Dieu que l’Eglise en tant qu’organisation mais « privée du sceau du Christ incarné, crucifié et ressuscité »[12].
Toutefois, le pape donne la voie de guérison d’une telle « mondanité spirituelle asphyxiante ». Il invite à une vie de communion avec le Christ par la prière, une vie de charité à travers l’engagement envers les pauvres et un mouvement de sortie de soi. Enfin, la mondanité se guérit « en savourant l’air pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes, cachés derrière une apparence religieuse vide de sens »[13].
2. Le défi spatial de manque de disponibilité
Comme l’indique bien saint Jean Paul II, se former au ministère sacerdotal comme l’exercer signifie s’entrainer à donner une réponse personnelle à la question fondamentale que le Christ pose à celui à qui il veut confier la charge de ses brebis : M’aimes-tu ? » (cf. Jn 21, 15). La réponse du prêtre ne peut être que le don total de sa vie, ce qui exige de lui une disponibilité sans réserve ni condition.
Le sens spatial marque le lien vital entre le prophète et la communauté, entre le prophète et le peuple, le prophète étant donc celui qui parle devant la communauté, qui s’adresse à une communauté visible. Le défi est ici « le manque de disponibilité ». Le prêtre est élu dans la communauté et pour la communauté seulement. Mais aujourd’hui, il a d’autres préoccupations personnelles qui l’éloignent de l’essentiel. Il n’a pas le temps pour le chrétien, les communautés ecclésiales de base, les chorales, l’encadrement des jeunes, des enfants, les mouvements d’action catholiques... Il n’est pas étonnant de trouver un prêtre qui ne s’ennuie jamais en passant des heures devant la télévision, l’internet ou le téléphone, mais complètement déboussolé s’il fallait passer ne fut-ce qu’une trentaine de minutes au confessionnal, un peu comme s’il en était allergique ! Etre disponible, c’est être là où tu dois être en train de faire ce que tu es sensé faire, ce qui t’est demandé de faire. Je ne veux rien dire de ce prêtre toujours en voyage, un peu comme un braconnier, sans but missionnaire précis… ! Trop de mobilité engendre la peur de la stabilité et ainsi l’impossibilité d’un engagement durable. Un prêtre incapable de s’asseoir, c’est un prêtre incapable de réflexion solide pour une meilleure pastorale. A ceci s’ajoute que l’oisiveté est la mère de tous les vices !
3. Le défi vicarial de l’insoumission et de la non-connexion au mystère
Enfin, le sens “vicarial” de la mission prophétique du prêtre indique bien que le prophète comme le prêtre n’agit pas de son propre chef ni de sa propre autorité. Il est envoyé par Dieu et doit parler en son nom. Le prophète parle au nom d’un Autre, il est un porte-parole. Sur ce, le prêtre parle au nom du Christ. Mais il est aussi envoyé par son Evêque. Cependant le prêtre n’a pas un temps suffisant pour la prière, pour parler avec son maître qui est le Christ. Un bon soldat avant d’aller à la guerre écoute attentivement son chef et au retour il donne le rapport. Les prêtres qui prient matin et soir sont rares. Sur ce, la sagesse rwandaise en prévient en ces termes : « Utumikira uwo badaherukanye, ageraho akamubeshyera ! ». Prenons-nous suffisamment de temps à lire et méditer la Parole de Dieu et ainsi préparer sérieusement nos sermons ? Quelle place donnons-nous à la prière surtout privée, personnelle ? Le manque de connexion au mystère engendre le vide spirituel, le sécularisme conséquence de la routine ainsi que l’indifférence pastorale. Après le Christ pour le prêtre, vient son Evêque : pour dire que le prêtre est l’envoyé de son Evêque. Combien l’obéissance est difficile pour les prêtres surtout quand on avance en expérience !
Ce serait moins judicieux de clore mon propos sans parler de la liturgie : le prêtre se veut le plus conscient qu’il agit ‘in persona Christ’ : en sommes-nous toujours conscients ? Permettez-moi de faire écho du souci du Saint Père sur ce point : Nous sommes le 08 Novembre 2017, un message audio-visuel inonde les « social media » ! Qu’en est-il ? C’est le Saint-Père qui s’indigne suite aux comportements inappropriés lors de la célébration de l’Eucharistie. « Pourquoi à un certain moment le prêtre qui préside la célébration dit : élevons notre cœur, demande le Pape. Il ne dit pas : « élevons nos téléphones pour prendre des photos» C’est une mauvaise chose ! Moi, je suis triste, réitère-t-il, quand je célèbre la messe, … et vois tant de téléphones en l’air ! Non s’il vous plait ! La messe n’est pas un spectacle, renchérit-il. C’est aller à la rencontre de la passion et la résurrection du Seigneur, explique-t-il»[14]. Et ici le pape ne met pas en garde seulement les laïcs, mais aussi les prêtres, il a même fait mention des évêques… !
A mon humble avis, « que chacun s’éprouve soi-même (1Co 11,28)», comme le disait l’Apôtre dans la situation qui n’est pas moins similaire. En tout cas, si l’on n’a pas conscience ou si l’on oublie que, aller dans la messe c’est aller à la rencontre de la passion et la résurrection du Seigneur, cela étonnerait beaucoup ! L’humble et simple méditation des propos du Saint Père traduit un rappel urgent selon lequel on ne doit, ni se comporter n’importe comment, ni faire ou dire n’importe quoi dans la liturgie de l’Eglise. Et cela, par le simple fait que le Christ est là en tant que le célébrant principal de la liturgie de l’Eglise avec tout ce que cela implique non seulement pour notre foi, mais aussi pour notre salut ; c’est ce que l’on peut qualifier d’ ‘impératif christocentrique’ de la liturgie de l’Eglise dont le prêtre est le star quotidien.
Conclusion
En contemplant Jésus sur la croix ainsi que son abandon par le peuple et par les disciples, nous découvrons la face la plus obscure du monde que les apôtres, ces envoyés du Christ, ont la grande tâche de renouveler. Le prêtre, étant incorporé au Christ qui - par sa consécration et son auto-donation dans le mystère pascal est le Nouveau Prêtre de la Nouvelle Alliance - est donc exhorté à renouveler sans cesse l’invitation qu’il a reçue de « pleurer avec ceux qui pleurent et de se réjouir avec ceux qui sont dans la joie ». Il doit garder dans la mémoire que les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres et surtout et de ceux qui souffrent, sont les siennes comme disciple du Christ, ce prophète assassiné.
Le prêtre souffre donc doublement : il souffre pour les limites et les échecs personnels ; il souffre également pour les limites et les échecs de ses brebis. Voilà pourquoi il doit être cet homme averti qui en vaut deux. Il doit être fort pour pouvoir affronter tous les défis qui se présenteront à lui dans son ministère pastoral. Comme le Christ son Maître qui renonce à tout jusqu’à sa propre vie en mourant sur une croix, un prêtre courageux ne renonce pas devant le premier obstacle qui se présente, mais il cherche courageusement les moyens pour le surmonter. La Mère du Verbe à Kibeho nous disait qu’on ne peut pas arriver au ciel sans souffrir et qu’il faut supporter nos souffrances et celles de nos frères et sœurs dans la joie et dans la foi. Ainsi, après toute souffrance, ils se réjouiront d’entendre de la bouche du Fils de Dieu : Ceux qui sont là viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). La vie d’un prêtre doit donc être un perpétuel refrain qu’au-delà de toute souffrance, de tout sacrifice, une joie sans fin nous attend.
Je vous souhaite tous :
Bonne montée vers Pâques
Père Damien Dufitimana, op
[1] Ainsi, au sens temporel de leur mission, les prophètes seraient ceux qui ont dit d’avance, qui ont prédit les événements à venir et, d’une manière toute particulière, la venue du Messie et les différents traits de sa mission. Le sens spatial marquerait le lien vital entre le prophète et la communauté, entre le prophète et le peuple, le prophète étant donc celui qui parle devant la communauté, qui s’adresse à une communauté. Enfin, le sens vicarial indique bien que le prophète n’agit pas de son propre chef ni de sa propre autorité. Il est envoyé par Dieu et doit parler en son nom. Le prophète parle au nom d’un Autre, il est un porte-parole. Cf. J P. PREVOST, Pour lire les prophètes, Cerf, Paris 1995, 13.
[2] Ignace Berten, Croire en un Dieu Trinitaire, Edition Fidélité, Belgique, 2009, p. 133.
[3] A nous approprier l’invitation de Jésus, la vie ici sur terre mérite d’être menée dans la perspective du monde à venir. Se donner la mort sans but sublime est source de toute déchéance vitale, grand péché de renier la vie dont Dieu est le seul garant. Et d’ailleurs ceux qui se donnent la mort, c’est souvent par manque de discernement devant le danger, ce n’est pas parce qu’ils trouvent du plaisir dans la mort. Un peu comme une maman qui, accablée par les soucis du monde, a voulu se tuer par pendaison. Et pour être sûre d’une méthode capable de lui procurer douce mort, elle est allée consulter son ami qui lui signifia combien pour se pendre cela ne demande pas beaucoup de gymnastiques: il suffit d’attacher une solide corde sur une charpente de la toiture ou sur une solide branche d’arbre dans les hauteurs, monter sur un support comme une table ou quelque chose de facilement renversable, nouer solidement la corde au coup pour s’étouffer et renverser le support pour rester suspendu dans les airs, comme entre le ciel et la terre… Et la femme de répondre : ça je l’ai essayé à deux reprises, mais j’ai failli mourir ! Mourir c’est pas un amusement ! Cf. Evangile du 5ème Dimanche de Carême (B) : Jn 12, 20-33.
[4] Michael Amaladoss, Jésus asiatique, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 128.
[5] Ignace Berten, Ibid., p. 139.
[6] Le sens de la mort de Jésus sur la croix, pour nous croyants, présuppose le sens humain de cette mort. Et corrélativement, les yeux de la foi approfondissent et élargissent ce sens humain en situant la personne de Jésus et l’événement de sa mort dans le rapport à Dieu, dans le rapport entre Dieu et notre histoire humaine, notre existence humaine. Idem.
[7] L’Encyclopédie universelle Larousse commence sa notice sur Socrate par cette phrase tout à fait caractéristique : « Peu de choses sont sûres concernant Socrate en dehors de l’importance des effets que sa vie et, par conséquent, sa mort ont engendrés, effets qui, à peu de chose près, constituent toute la philosophie. » cf. Ibid., p. 148.
[8] FRANCOIS, Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 93.
[9] Henri DE LUBAC, cite par le Pape François, in Evangelii gaudium, n. 93.
[10] Idem.
[11] FRANCOIS, Ibid., n. 94.
[12] Ibidem, n. 95.
[13] Ibidem, n. 97.
[14]https://www.la-croix.com › Religion › Catholicisme.